Poésies analogiques

(À propos de Patrice Ferrasse)

Il m’est arrivé souvent de rappeler, cela sans pédanterie, que le mot « poésie » vient du grec « poein » qui signifie « faire », tout simplement pour souligner la part de travail ou d’action dans la poésie, loin de l’idée convenue d’inspiration voire de fantaisie qui lui collent à la peau. Ce « faire » peut évidemment revêtir des formes multiples qui n’ont pas forcément de rapport avec le piétinement rageur des marguerites. Quant à ce qui relève de leurs techniques (autre mot venu du grec « tekne » ayant, comme l’avait noté Heidegger dans L'Origine de l'Œuvre d'Art, désigné la pratique tant de l'artisan que de l'artiste), elles sont évidemment sans limites. « Poien » et « tekne » sont donc les deux mamelles de l’art, lesquelles ne laissent pas pour autant présumer l’œuvre à venir. C’est qu’à ces deux mamelles s’ajoute une troisième plus secrète qui n’a pas de nom, mais qu’on pourrait assimiler à la grâce. Oh ! bien sûr, je vous entends d’ici : de quoi voulez-vous bien parler lorsque vous dites « grâce » alors que les artistes que vous aimez appartiennent plutôt à la catégorie des empêcheurs de regarder en rond, et que la « grâce » ne semble guère avoir touché ? Je veux parler de quelque chose de proprement inqualifiable qui échappe à la raison, que d’aucuns nomment par commodité « poésie », mais qui ne relève pas pour autant du domaine poétique. C’est là, précisément, que je rappelle, sans pédanterie (j’insiste !), que le mot « poésie » vient du grec « poien », etc… Mais l’on ne peut, pour autant, tordre le cou si facilement à l’idée que toute création, peinture, sculpture ou chansonnette, profonde ou superficielle – « bonne ou mauvaise » ajouterait Marcel Duchamp -, possède une part plus ou moins évidente de cette chose inqualifiable qui la distingue d’activités humaines clairement utilitaires. La seule justification de l’existence de l'art, du moins pour ceux qui sont sensibles à la nécessité de cette existence, se situe de ce côté là, qu’on l’appelle « grâce » ou « poésie », à condition naturellement de ne pas donner à ces mots une tonalité nunuche ou désuète. L’image la plus appropriée pour la définir, on la trouve chez Lautréamont : c’est la désormais fameuse rencontre d’une machine à coudre placée sur une table de dissection. On pourrait certainement trouver d’autres exemples fondés sur des associations de ce type (Bertrand Lavier en a décliné quantité), mais puisqu’il m’est donné de dire un mot des oeuvres de Patrice Ferrasse, me vient immédiatement à l’esprit sa photo d’une tête écorchée et sanglante d’un lapin piquée sur une fourchette placée à hauteur de son visage donnant l’illusion d’un seul et même regard d’une étrangeté inquiétante (Kaninchen). Cette greffe visuelle n’est pas un produit de l’imagination, mais de l’observation. La « poésie analogique » qui pourrait la définir suppose une forme de modestie face au réel. Cette modestie n’est pas incompatible avec l’invention : souvenons-nous de Charlot piquant lui de deux fourchettes deux petits pains instantanément évocateurs de chaussures miniatures ou de chaussons que sa virtuosité à faire danser rendent plus vrais que nature. Chez Patrice Ferrasse l’analogie est plus directe mais le procédé est le même. Il s’agit de montrer que la chose est déjà là en l’accentuant : c’est ce visage (Patrice Ferrasse lui-même) recouvert de mousse à raser, toutes dents dehors, et portant des lunettes noires, figurant une tête de mort très carnavalesque (Vanitas). Cette accentuation est le « poien » même, la part de travail dans l’œuvre, laquelle ne saurait se réduire à la trouvaille, ou du moins, si tel est le cas, permet de voir le monde d’un autre œil. Celui du lapin et simultanément de l’artiste, étant entendu, bien sûr, comme le disait Alexandre Vialatte, que l’art « est le folklore d’un pays qui n’existe pas ». Et cependant irréfutable. Cette exposition A cappella en est la preuve jalonnée de « poésies analogiques » comme autant de cailloux blancs pour ne pas s’y perdre.

Arnaud Labelle-Rojoux