PATRICE FERRASSE 
L’artiste de la situation

Monumentale et impérieuse, elle surplombe de toute la hauteur de ses murailles la ville de Besançon et le Doubs dont le cours semble l’enlacer. Une architecture à superlatif, classée Patrimoine mondiale de l’UNESCO. Chef d’œuvre de l’ingénieux Sébastien Le Prestre de Vauban, l’ancienne citadelle militaire construite au XVIIe siècle est devenue un haut lieu du tourisme franc-comtois autant qu’un territoire atypique où évoluent de nombreuses espèces plus ou moins fréquentables. Parmi elles, Patrice Ferrasse, artiste de son état, s’y est installé durant une année dans le cadre d’une résidence pilotée par le centre d’art Le Pavé dans la mare situé en contrebas dans la ville. Il est un habitant temporaire des lieux mais sur une période suffisamment longue pour s’imprégner, s’intégrer, nouer progressivement le contact, déjouer les méfiances initiales, observer comme être observé. Comme il est de coutume de le mentionner dans un CV artistique, on pourrait dire qu’en 2012 Patrice Ferrasse vit et travaille à la Citadelle de Besançon.

A la place du traditionnel atelier, il demande à bénéficier d’un espace de travail standard, renommé « bureau de supervision et d’administration », se fait imprimer une carte de visite à son nom reprenant le logo officiel du lieu, qu’il détourne cependant par un simple jeu de miroir, comme pour signaler sa position particulière dans la Citadelle, comme s’il suggérait ainsi que l’objet de sa résidence concernait moins un cadre architectural – aussi prestigieux et imposant soit-il – que ce qui s’y déroule, l’envers du décor en quelque sorte. Car derrière la vitrine touristique se cache une incroyable activité et une organisation hiérarchisée où évoluent employés, chercheurs, cadres administratifs, soigneurs et, pour un an du moins, un artiste. On y trouve également un lieu de culte, un zoo à ciel ouvert, un insectarium, des restaurants et cuisines, des musées, une boutique, des bureaux. Cette ville dans la ville fonctionne ainsi comme un modèle réduit de société qui offre la possibilité à Patrice Ferrasse d’interroger la place et le statut que peut occuper ou acquérir un artiste dans un environnement social déterminé, organisé et hiérarchisé. Il prend ainsi ses fonctions dans la Citadelle examinant, de manière amusée et bonhomme – mais jamais condescendante, les pratiques de l’animal social vivant ou étant de passage sur place.

Nous pourrions être tentés de rapprocher la démarche de Patrice Ferrasse de celle de l’ethnologue, dont la figure a largement été sollicitée ces dernières années pour envisager certaines approches artistiques. Cependant, il s’agit moins pour « l’artiste de la Citadelle » de témoigner d’un flux que de s’y engouffrer, d’en devenir acteur et de participer, par touches, au cours des choses. Sa pratique tout entière semble reposer sur deux présupposés fondamentaux qui s’expriment pleinement dans le cadre de son séjour prolongé à Besançon : la capacité d’adaptation et l’intuition. Elle pourrait ainsi être qualifiée d’art de la situation, pris dans la nécessité d’agir sur le vif, en fonction de certains agencements et données incompressibles, dans une sorte d’improvisation dont le résultat entraînerait à son tour une série de réactions en chaîne auxquelles il faudrait savoir à nouveau répondre vaille que vaille. La situation est ici envisagée comme un véritable médium artistique, bien qu’elle puisse donner lieu par ailleurs à diverses formes plastiques (photographies, sculpture, dessins, etc). Une telle pratique relève parfois d’une forme d’équilibrisme, une stabilité précaire n’excluant pas un possible échec qui, quoiqu’il en soit, appartiendrait à la dynamique du projet.

Situation, adaptation, intuition, autant de termes évoquant un baroudeur solitaire partant au-devant de dangereuses aventures équipé de son canif pour seule arme. Patrice Ferrasse, lui, est arrivé à la Citadelle avec une idée : la pomme de terre. Familièrement appelé « patate », ce tubercule représente un produit de consommation courant, peu cher, nourrissant et facile à cultiver. Par ailleurs, il résonne sur le plan symbolique avec le projet de l’artiste, tout deux répondant à une logique de rhizome, dont le principe de prolifération et de dissémination à partir d’un même point a largement été théorisé comme modèle de cheminement de la pensée par Gilles Deleuze. La pomme de terre constitue en quelque sorte la première pierre de l’intervention de l’artiste sur place. Celui-ci met en place une véritable « odyssée de la patate », un cycle d’interventions ludiques visant à impliquer différents maillons et acteurs de cette microsociété, autant qu’à définir une économie simple et libérée de toutes contraintes de compétitivité. Le geste initial est effectué dans la billetterie par les touristes venus visiter les lieux. A l’invitation de l’hôtesse d’accueil, ils piochent une pomme de terre dans une bétonnière transformée pour l’occasion en « roue de la chance », la tamponnent à la date du jour et la déposent dans une brouette. Cette action a priori anodine – bien qu’attractive et participative – va enclencher une suite de processus productifs et créatifs. Certaines pommes de terre sélectionnées finiront dans les estomacs des bêtes du zoo. D’autres serviront à la réalisation de l’œuvre Potatomic, présentée au Pavé dans la Mare, une sculpture arborescente figurant le principe du rhizome autant qu’un système moléculaire imaginaire et dégénérescent, les tubercules germant et pourrissant progressivement. Comme dans une structure sociale, chaque élément tient un rôle déterminant, les strates inférieures de la construction pouvant, un temps du moins et si elles ne se dégradent pas en premier, maintenir une stabilité d’ensemble. Enfin, le reste des pommes de terre déposées dans la brouette sera planté dans les jardins de la Citadelle et la récolte emballée dans un packaging conçu par l’artiste et vendu à la boutique. De la billetterie à la boutique, en passant par le zoo et les espaces verts, la boucle est bouclée, le parcours du visiteur symbolisé et le cycle de production achevé.

Cette constellation de projets issus de quelques pommes de terre illustre bien le mode opératoire de Patrice Ferrasse et le work in progress mené pendant un an à la Citadelle de Besançon au cours duquel il n’a cessé de chercher à répondre, avec une véritable économie de moyen, à un ensemble de situations données et de contraintes – matériau créatif s’il en est –, à en déplacer les lignes et logiques internes, à en révéler le potentiel politique et poétique. Ainsi, la série photographique « Shaker » s’amuse-t-elle à brouiller l’ordre des nombreuses professions exercées au sein de la Citadelle tout en détournant les codes de la photographie documentaire et du portrait social, où l’employé pose généralement auprès de son poste de travail et dans les vêtement adaptés à sa fonction. A la Citadelle, l’instant d’un cliché réalisé à la chambre avec un photographe professionnel, les habits et les connotations sociales qui les accompagnent s’échangent, le technicien se retrouve par exemple dans la peau du directeur ou le soigneur dans celle de la chargée de la communication.

Ce sont ces légers déplacements de sens – s’exprimant également au travers des titres des œuvres – qui structurent la pratique et les exercices contextuels de Patrice Ferrasse. La Citadelle est ainsi rebaptisée « Cité d’elle », l’observation des singes du zoo donne lieu à des Dessingeries, l’organisation hiérarchisée du site à une sculpture en forme de ziggourat intitulée Baby Alone, un étrange lombric à l’aspect phallique appelé Ver tige ondule dans l’une des vitrines de l’insectarium. Autant d’interventions à la fois discrètes et intrigantes qui viennent ponctuer et « troubler » le parcours du visiteur, témoigner de l’adaptation au lieu et de la réflexion menée au cours de l’année par l’artiste et résonner, au-delà de leur premier aspect potache, avec des préoccupations d’ordre sociétal complexes. Souples et proches d’une certaine fulgurance, les stratégies de détournement et de déplacement deviennent ainsi les éléments constitutifs et structurants d’un art de la situation, dont Patrice Ferrasse serait l’un des dignes représentants.

Raphaël Brunel, préface du catalogue Cité d'elle.