« … dans la situation où me voilà, je n’ai plus d’autre règle de
conduite que de suivre en tout mon penchant sans contrainte (…)
la sagesse même veut qu’en ce qui reste à ma portée je fasse tout ce qui
me flatte, soit en public soit à part moi, sans autre règle que ma fantaisie… »

Jean-Jacques ROUSSEAU : Les rêveries du promeneur solitaire.
Paris, éditions Garnier frères, 1960.
Septième promenade, p. 87


L’art des incartades

Une personne fantaisiste a le don d’agacer mais de séduire aussi. Elle possède le profil de l’individu détesté - et l’on peut s’en réjouir - par l’Education nationale, l’Armée et la Fonction publique. Le cadre institutionnel, où s’épanouissent la norme et le formalisme, génère chez le sujet une propension à pratiquer la marche en crabe ou l’incartade, le hors jeu ou le non-sens. L’humour conforte les transgressions et agrémente toute une panoplie d’attitudes fantasques qui aura la vertu de pointer irréfutablement l’absurdité d’un ordre, d’une situation ou d’un règlement. Parfois, pour un artiste, la réalité est globalement perçue comme un cadre dont il ressent et endure la violence des bords. Pour échapper à cette contrainte, invisible aux communs des mortels, il n’aura d’autre échappatoire que de subir la seule tyrannie de sa fantaisie qui le conduira, suivant la définition du dictionnaire : à prendre des initiatives imprévues et à n’obéir dans sa vie et son travail qu’aux caprices de son imagination.

Fantaisie sur l’espace

Depuis quelques années, jouer avec le cadre de vie, et par là même celui de l’image, est devenu l’exercice favori de Patrice Ferrasse. Il le repère ou le recrée, y entre et en sort à sa guise pour nous attirer vers une lecture amusée des incongruités qu’il a su débusquer dans son entourage immédiat. Ainsi l’artiste se met-il en scène, poussé par la forte motivation d’en découdre lui-même avec cette réalité à l’origine de son trouble. Alors pour mieux assujettir le tangible à sa propre volonté, il devient un personnage mutin qui perturbe et assigne sous son autorité un environnement figé et conventionnel. En contrepartie de son enfermement dans le décor, l’artiste acte sa présence pour nous déclamer des évidences qui nous échappent.

Le créateur provoque du regard l’image et par une intervention souvent minime mais décisive, crée une œuvre en phase avec la définition de fantaisie, qui signifie étymologiquement : apparition. L’œuvre est latente dans la complexité des situations qu’offrent le visible et ses idées, Patrice Ferrasse les saisit dans le flux constant d’impressions qui défile devant ses yeux, comme le ruban d’un film dont il découperait au passage les quelques photogrammes qu’il pourra, par la suite, inféoder à sa vision. Avec cette façon de procéder, l’artiste possède la certitude que la préméditation du cadrage fait déjà exister son œuvre. L’étape suivante de sa démarche consiste à détourner ces situations prévisualisées en utilisant simplement son corps comme une matière première dont il dispose à volonté. Il déchaîne ainsi les ruptures et les déplacements de sens qu’il désire faire émerger, à ces moments-là dans ces espaces désignés. C’est en cela que Patrice Ferrasse peut se prétendre aussi bien mime, photographe, réalisateur ou sculpteur, enfin tout ce qu’il veut sauf peintre qui, en principe, procède de manière inverse en construisant sa toile d’un point de vue extérieur. A partir de là, sa pratique est donc logiquement sans a priori de techniques, de moyens ou de règles établies pour l’élaboration de ses pièces, qu’il produit principalement sous forme de photographies, vidéos, sculptures ou installations.

Fantaisie sur le temps

Son fils lui ressemble, ce qui ne lasse pas d’être, pour l’artiste, un sujet d’étonnement parce qu’une telle ressemblance ou analogie perturbe l’ordre irrévocable d’une chronologie et le saisit d’un doute sur sa propre identité. Afin de neutraliser l’effet déstabilisant de cette duplicité, il la transforme en complicité et invite son père et son fils à entrer dans le cadre, pour, une fois n’est pas coutume, remettre les choses en ordre. Chaque génération, portée sur les épaules de son aîné, visualise le tronc de l’arbre généalogique des paternités. Cette pyramide échafaudée dans la neutralité d’un espace s’élabore sur la logique gigogne du temps. Mais au-delà d’une visualisation humoristique de notre passage sur terre, la scène vient nous bouleverser par la simplicité biblique de son énonciation.

D’une manière ou d’une autre en bousculant l’espace ou le temps, ce que Patrice Ferrasse met en scène dans son œuvre relève toujours d’une difficulté, inquiète mais distanciée, à trouver une juste place dans une réalité qu’il ne cesse de chahuter. Telle sera la morale provisoire de ces fantaisies visuelles.

Jacques PY, 18 novembre 2002.